Le 22 mai dernier, la ministre responsable de l’Habitation, France-Élaine Duranceau, a déposé à l’Assemblée nationale le projet de loi n° 65, Loi limitant le droit d’éviction des locateurs et renforçant la protection des locataires aînés1. Mais que fait exactement ce projet de loi? Dans le présent billet, nous expliquerons ce qu’il contient et nous expliquerons les règles transitoires touchant les reprises et évictions en cours.
*** Il est important de noter qu’il s’agit d’un projet de loi, qui peut toujours être amendé d’ici à son adoption, prévue autour du 7 juin 2024. Une version finale de ce billet sera publiée une fois que le projet de loi sera sanctionné. ***
Le moratoire sur évictions
Le principe
L’article 1959 du Code civil du Québec2 prévoit ce qui suit :
Le locateur d’un logement peut en évincer le locataire pour subdiviser le logement, l’agrandir substantiellement ou en changer l’affectation.
Art. 1959 C.c.Q.
Essentiellement, le projet de loi suspend l’application de cet article pour trois ans à compter de son adoption3. Si le calendrier d’adoption annoncé par le gouvernement est respecté, le moratoire serait donc levé autour du mois de juin 2027, à moins que le taux d’inoccupation des logements des centres urbains du Québec dépasse les 3 % avant cette date4, ce qui serait peu probable, convenons-en!
Il est important de comprendre que le projet de loi ne touche pas aux reprises de logement, qui permettent à un locateur, sous plusieurs conditions, de ne pas renouveler le bail d’un locataire afin de loger un membre de sa famille proche dans le logement. Les reprises de logement se poursuivront donc comme avant, malgré le moratoire.
Advenant qu’un locateur procède à une éviction malgré le moratoire, le projet de loi prévoit des compensations pour le locataire qui en serait victime. Celui-ci pourra demander, dans le cadre d’une demande au Tribunal administratif du logement, à5 :
- Ses frais de déménagement;
- Une indemnité d’un mois de loyer par année d’occupation du logement (minimum 3 mois, maximum 24 mois)6;
- Des dommages-intérêts matériels ou moraux, pour tout préjudice subi;
- Des dommages-intérêts punitifs.
L’octroi par le législateur du droit de réclamer des dommages-intérêts punitifs dans le cas où une éviction serait réalisée à l’encontre du moratoire démontre le sérieux qu’il désire accorder à celui-ci. Encore faut-il que le locataire soit informé de ses droits et qu’il désire entreprendre le processus judiciaire nécessaire pour obtenir compensation!
Les exceptions
Le gouvernement a prévu deux exceptions au moratoire. La première exception est de nature règlementaire. En effet, le gouvernement pourrait décider de soustraire certains secteurs du Québec à l’application du moratoire, pour une durée limitée ou non7. La loi ne prévoit aucun critère pour encadrer ce droit du gouvernement. Reste à voir s’il sera utilisé et si oui, comment.
La deuxième exception touche les résidences privées pour aînés (RPA). En effet, l’éviction pour changement d’affectation est souvent utilisée dans les résidences privées pour aînés afin de mettre fin aux services de la résidence et de la convertir en logements réguliers. Avant de procéder à une telle conversion, la résidence doit transmettre un plan de cessation de ses activités au centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS) local et le faire approuver8. Le projet de loi prévoit qu’une fois que le CISSS aura approuvé le plan, l’exploitant de la résidence pourra procéder aux évictions, malgré le moratoire9. Cette décision du législateur de soustraire les résidences privées pour aînés du moratoire est pour le moins surprenante, considérant que les fermetures de résidences se sont multipliées dans les derniers temps. Le législateur considère peut-être qu’il est déjà suffisamment intervenu, puisque des modifications législatives adoptées en 202210 ont compliqué la conversion des résidences privées pour aînés en logement réguliers, sans toutefois les empêcher.
Les règles transitoires
Le projet de loi contient une « clause grand-père » pour toutes les évictions pour lesquelles l’avis a été transmis avant le 22 mai 202411, date de dépôt du projet de loi. Pour les avis qui ont été transmis après cette date, les évictions pourront se poursuivre seulement dans les deux cas suivants12 :
- Le locataire a accepté l’éviction avant l’adoption du projet de loi, ou;
- Le locateur a déposé, avant l’adoption du projet de loi, une demande au Tribunal administratif du logement afin d’être autorisé à évincer le locataire.
Vu le délai d’un mois qui est accordé au locataire pour répondre à l’avis d’éviction et que le silence du locataire est considéré comme un refus, il serait peu probable que plusieurs processus d’éviction démarrés après le dépôt du projet de loi se qualifient pour les règles transitoires.
La protection des locataires aînés
Le principe
Depuis le 10 juin 201613, certains locataires âgés bénéficient d’une protection contre les reprises et les évictions, à certaines conditions, lesquelles doivent toutes être rencontrées et qui s’évaluent au moment de la reprise et de l’éviction14 :
- Le locataire est âgé d’au moins 70 ans;
- Le locataire occupe son logement depuis au moins 10 ans;
- Les revenus du locataires sont égaux ou moindres que le revenu maximal pour être admissible à un logement à loyer modique15;
Le projet de loi n° 65 vient abaisser les limites d’âge et augmenter les limites de revenus pour rendre cette protection applicable. Cette modification aux protections semble faire suite au dépôt du projet de loi n° 19816 par la députée de Sherbrooke, Christine Labrie. Le tableau suivant compare les deux projets :
| Condition | Projet de loi n° 65 (Gouvernement) | Projet de loi n° 198 (Québec Solidaire) |
| Âge de départ de la protection | 65 ans | 65 ans |
| Durée d’occupation minimale | 10 ans | 5 ans |
| Plafond de revenu | 125 % du revenu maximal | 150 % du revenu maximal |
Au niveau des plafonds de revenus qui permettent l’application de la protection, ceux-ci sont établis par la Société d’habitation du Québec annuellement et varient d’une municipalité à l’autre. Voici les plafonds en vigueur actuellement pour quatre grandes municipalités du Québec et de quelle façon ils seront modifiés par le projet de loi :
| Avant le projet de loi n° 65 | Après le projet de loi n° 65 | |
| Montréal | 38 000 $ | 47 500 $ |
| Québec | 34 500 $ | 43 125 $ |
| Gatineau | 39 000 $ | 48 725 $ |
| Sherbrooke | 29 000 $ | 36 250 $ |
Les exceptions
Le Code civil prévoyait déjà trois exceptions qui permettaient à un locateur de reprendre quand même le logement, même si le locataire rencontrait les trois critères pour bénéficier de la protection17. Le projet de loi vient simplement ajuster l’âge d’application des exceptions Après l’adoption du projet de loi, un locateur pourra reprendre un logement habité par un locataire protégé si18 :
- Le locateur lui-même est âgé de 65 ans ou plus et désire se loger dans le logement;
- Le bénéficiaire de la reprise est âgé de 65 ans ou plus (ex. le locateur reprend le logement pour son père âgé);
- Le locateur est un propriétaire occupant de 65 ans ou plus et souhaite loger dans l’immeuble, une personne âgée de moins de 65 ans (ex. un aidant naturel).
Les règles transitoires
Les règles transitoires pour l’élargissement des protections aux locataires aînés sont les mêmes que pour le moratoire sur les évictions. Le projet de loi contient une « clause grand-père » pour toutes les reprises pour lesquelles l’avis a été transmis avant le 22 mai 202419, date de dépôt du projet de loi. Pour les avis qui ont été transmis après cette date, les reprises pourront se poursuivre selon les anciennes règles seulement dans les deux cas suivants20 :
- Le locataire a accepté la reprise avant l’adoption du projet de loi, ou;
- Le locateur a déposé, avant l’adoption du projet de loi, une demande au Tribunal administratif du logement afin d’être autorisé à reprendre le logement du locataire.
Vu le délai d’un mois qui est accordé au locataire pour répondre à l’avis de reprise et que le silence du locataire est considéré comme un refus, il serait peu probable que plusieurs processus de reprise démarrés après le dépôt du projet de loi se qualifient pour l’application des anciennes protections, moins généreuses.
Conclusion
Le projet de loi n° 65, dans sa forme actuelle, est certainement un pas dans la bonne direction afin de protéger davantage les locataires dans le contexte de crise du logement actuelle. Cependant, on peut se questionner sur la vision d’ensemble du gouvernement. Celui-ci marque certes un grand coup en imposant un moratoire sur les évictions, mais cela ne règle qu’une petite partie du problème. Il manque encore des interventions sur l’abordabilité et des solutions pour augmenter l’offre de logements. On est davantage ici dans la gestion de la pénurie que dans des mesures concrètes pour en sortir.
De plus, une meilleure protection des locataires âgés est certainement souhaitable. Cependant, le projet de loi n’intervient pas pour protéger d’autres groupes particulièrement touchés par la crise du logement, comme par exemple les familles avec enfants et les personnes seules à faibles revenus. Il s’agit donc, à notre avis, d’une solution partielle et temporaire, dans l’attente d’un plan d’ensemble.
- Loi limitant le droit d’éviction des locateurs et renforçant la protection des locataires aînés, projet de loi n° 65 (Présentation – 22 mai 2024), 1re sess., 43e légis. (Qc). ↩︎
- RLRQ, c. CCQ-1991 (ci-après « C.c.Q. »). ↩︎
- Loi limitant le droit d’éviction des locateurs et renforçant la protection des locataires aînés, préc., note 1, art. 1. ↩︎
- Id., art. 11 al. 2. ↩︎
- Id., art. 3. ↩︎
- Art. 1965 al. 1 C.c.Q. ↩︎
- Loi limitant le droit d’éviction des locateurs et renforçant la protection des locataires aînés, préc., note 1, art. 2 et 9(1). ↩︎
- Loi sur les services de santé et les services sociaux, RLRQ, c. S-4.2, art. 346.0.17.1. ↩︎
- Loi limitant le droit d’éviction des locateurs et renforçant la protection des locataires aînés, préc., note 1, art. 9(2). ↩︎
- Loi modifiant diverses dispositions législatives principalement en matière d’habitation, L.Q. 2022, c. 25, art. 1 à 5. Cette loi a notamment ajouté les articles 1955.1 et 1959.2 C.c.Q. ↩︎
- Loi limitant le droit d’éviction des locateurs et renforçant la protection des locataires aînés, préc., note 1, art. 8 al. 3(1). ↩︎
- Id., art. 8 al. 3(2). ↩︎
- Loi modifiant le Code civil afin de protéger les droits des locataires aînés, L.Q. 2016, c. 21, art. 3. ↩︎
- Art. 1959.1 al. 1 C.c.Q. ↩︎
- La Société d’habitation du Québec utilise l’expression « plafond des revenus en besoin impérieux » (PRBI) pour désigner ce revenu maximal. ↩︎
- Loi modifiant le Code civil afin d’assurer une plus grande protection aux locataires aînés contre les reprises de logement ou les évictions, projet de loi n° 198 (Présentation – 21 février 2023), 1re sess., 43e légis. (Qc). ↩︎
- Art. 1959.1 al. 2 C.c.Q. ↩︎
- Loi limitant le droit d’éviction des locateurs et renforçant la protection des locataires aînés, préc., note 1, art. 5(2). ↩︎
- Id., art. 8 al. 3(1). ↩︎
- Id., art. 8 al. 3(2). ↩︎
